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Le lecteur ne le sait pas, mais l’auteur vit toujours dans le futur. Dans sa tête, l’histoire est déjà presque terminée ; et le dernier mot repose au chaud quelque part, sous un amas de notes raturées.

Ce que le lecteur découvre pas à pas, l’auteur l’a déjà traversé depuis des mois, parfois depuis des années. Il avance avec son lecteur à rebours : il relit ce qu’il a vécu, il feint la surprise, il ralentit le temps pour laisser le lecteur respirer.

Mais en lui, tout est déjà presque figé : les destins, les répliques, les silences et même, parfois, la nostalgie de ce qu’il n’a pas encore publié.

Et c’est dans cet écart-là — entre ce qui existe déjà et ce qui va bientôt exister — que le mystère commence. C’est là que la page blanche reprend vie, et que le fantôme, lentement, s’avance pour écrire encore un peu.

Mardi 9 décembre 2025

La dame blanche et le fantôme

Écrire. Rien que le mot semble peser. Il a cette sonorité solennelle, presque religieuse, qui donne aux conversations un air de gravité cosmique. « Tu écris toujours ? » demande‑t‑on d’un ton respectueux, comme si la moindre page était une mission sacrée. Et l’auteur, qui sait très bien qu’il a passé la journée à ranger la corbeille de son ordinateur en se convainquant que c’était un geste créatif, hoche la tête avec ce sérieux qu’on réserve aux mensonges bienveillants.

Car oui, écrire n’a rien de romantique. C’est une bataille de siège contre soi-même. On croit qu’on va conquérir un royaume ; on finit enfermé dans une forteresse d’hésitations. Et la fameuse « page blanche », cette complice sarcastique, observe l’assaut depuis ses tours immaculées. Elle sait qu’on reviendra, penaud, échevelé, suppliant un mot, une idée, n’importe quoi.

La page blanche n’est jamais vide. Elle est peuplée de fantômes : le souvenir des chapitres passés, le murmure des lecteurs imaginaires, le spectre de ce qui a déjà plu. On voudrait recommencer avec la même audace, la même lumière qu’au début, mais ce n’est plus possible : les mondes vieillissent aussi, et celui qu’on a bâti porte désormais l’ombre des jours et la patine des années, des nuits de doutes, des tasses de café refroidies dans la pénombre. On ne bâtit plus dans l’urgence ; on restaure un édifice avec précaution.

Et puis, il y a ce parfum dans l’air. Celui des fins qui approchent. Rien d’explicite : on ne parle pas de « dernier tome » ni « d’ultime aventure ». Mais la phrase elle‑même se fait plus lente, plus grave, comme si elle savait qu’elle s’avance vers un seuil. On ne crée plus un monde ; on l’accompagne vers sa maturité, vers son silence. Les personnages, eux, n’en ont pas conscience. Ils vivent leur destin sans soupçonner qu’au-dessus d’eux, l’auteur observe déjà la lumière tomber.

Ces personnages, d’ailleurs, mériteraient un syndicat. Ils refusent obstinément de disparaître. Ils campent dans la tête de l’auteur comme des locataires sans bail, exigeant leur mot à dire, leur scène de gloire, leur dernière réplique marquante. Certains sont touchants : ils vous remercient d’exister encore à travers vos phrases. D’autres ont du mal à partir, comme ces invités qui demandent « juste un dernier verre » avant le petit matin. Et l’auteur, sentimental notoire, n’a pas le cœur de les mettre dehors.

Le drame est là : on écrit pour donner vie et, quand l’heure vient, il faut retirer le souffle. C’est une drôle de responsabilité : jouer Dieu tout en pleurant ses créatures. On tente de se consoler avec de la philosophie : « Finir, c’est accomplir. » Mais ça sonne mal, ça manque d’élan. Alors on change de registre : « Finir, c’est libérer le monde. » Là encore, trop grandiloquent. On finit par admettre la vérité : « Finir, c’est avoir mal partout, mais avec élégance. »

Une fois cette vérité admise, tout devient plus clair : le tragique fait place au comique. Chaque mot devient un pas sur un pont un peu branlant au-dessus du vide. On s’y engage, tremblant, mais on ne peut s’empêcher de rire de soi : à quoi bon tant d’angoisse ? La littérature n’est pas une affaire d’enrôlement militaire. Personne ne viendra mesurer la noblesse de ton paragraphe final. Et si le ton flanche, le monde ne s’effondrera pas : il bâillera peut‑être, mais il survivra.

L’humour, ici, n’est pas une fuite ; c’est une forme de sagesse. Il y a quelque chose de profondément comique dans l’acte d’écrire : Vouloir fixer la vie sur du papier, c’est comme essayer de retenir la lumière avec ses mains. On n’y parvient jamais, mais on garde sur la peau la chaleur de son passage.

Le plus difficile n’est pas de commencer un livre, ni même de le finir. Le plus difficile, c’est de continuer quand on sent que le souffle se déplace ailleurs. On écrit encore, mais on entend déjà un autre rythme derrière soi, une autre musique, un autre monde en gestation. Ce n’est pas encore le moment ; il dort dans un recoin de la conscience. Mais on le sent respirer. Et on comprend, sans oser le dire : ce n’est pas la fin, c’est la transition.

Les lecteurs s’attendent à ce que les sagas finissent dans les flammes ou la neige. En réalité, elles s’achèvent dans une tasse de café tiède. Le monde s’éteint doucement pendant qu’un auteur contemple le fond de sa boisson en se demandant si cette phrase, là, ne serait pas un peu de trop. Le grand final, c’est toujours une hésitation millimétrée entre deux adjectifs.

Et c’est précisément dans ces petits gestes que la philosophie se glisse. La création n’est pas un coup de tonnerre ; c’est une routine habitée par le sacré. On s’assied, on trempe la plume (ou ce qu’il en reste), et on accepte l’idée que rien ne sera parfait mais que tout aura compté. Écrire, c’est faire la paix avec l’impermanence : savoir que le mot qu’on trace sera lu, aimé ou oublié, mais qu’il aura, un instant, tenu tête au néant.

Et pourtant, la peur de ne pas plaire rôde toujours, tapie derrière les bonnes intentions. Le public invisible, ce tribunal sans visages, murmure déjà : Le premier était plus fort. Le second, plus fluide. Et celui-là… tu t’essouffles, non ? On voudrait répondre que la littérature n’est pas un sport de compétition. Mais l’écrivain est un être fragile : un mot de travers et le voilà en crise spirituelle.

La page blanche, vue sous cet angle, est un espace religieux. Elle ne juge pas ; elle attend. Elle ne réclame rien ; elle offre. L’auteur, angoissé, croit devoir la remplir alors qu’il devrait simplement la traverser. Chaque mot n’est pas une conquête sur le vide, mais une manière de dialoguer avec lui. Quand on accepte que la page restera toujours plus vaste que soi, on cesse de se battre ; on écrit vraiment.

Alors on se moque. On s’auto‑ridiculise avec élégance. On reconnaît que la phrase parfaite n’existe que dans les dictionnaires de synonymes, et que les grands équilibres narratifs sont souvent sauvés par un miracle de dernière minute. Ce regard ironique sur soi devient une arme de création : il transforme le fardeau du sérieux en joie discrète.

Les personnages, eux, continuent d’exister dans le dos du texte. On rêve parfois d’eux la nuit : ils viennent réclamer un paragraphe, une justification, un pardon. Ils ne savent pas qu’ils risquent bientôt la mise au repos. Et comme tout le monde, ils redoutent la fin. Ce sont pourtant eux qui nous y conduisent : chaque dialogue, chaque choix, chaque silence appelle le mot final. L’auteur n’a jamais eu de vrai pouvoir ; il est juste celui qui tient la plume quand eux s’expriment.

Philosophiquement, l’écriture apprend une seule chose : laisser aller. La véritable maîtrise consiste à s’effacer. Le texte devient autonome, marche seul, acquiert une respiration qui échappe à son créateur. C’est effrayant, et magnifique à la fois. On écrit pour se libérer d’une idée, mais l’idée continue de vivre ailleurs, comme un enfant émancipé.

La fin, en ce sens, n’est pas une conclusion : c’est une délivrance. Les récits ne meurent jamais ; ils changent d’état. On ferme le livre, mais il continue de se dérouler, là, dans la mémoire du lecteur, ou dans le subconscient de l’auteur, où il se transforme lentement en prémisse d’autre chose. Ce « autre chose » n’a pas encore de nom, mais il respire déjà dans un coin du bureau, à côté des notes, des brouillons, du désordre.

L’auteur, lui, fait semblant de ne rien remarquer. Il range, il commente, il parle du processus. Il dit qu’il faut laisser mûrir tout ça, que l’écriture est un animal qu’il ne faut pas brusquer. En vérité, il s’accroche un peu, pour ne pas avouer que la bête se prépare à s’endormir d’elle-même. On ne tue pas un monde ; il s’éteint avec douceur, quand on cesse d’avoir peur de le perdre.

Il y a dans cette lente traversée une forme de paix inattendue. Chaque page terminée ressemble à une plage à marée basse : l’eau s’est retirée, mais des traces subsistent, des coquillages de phrases, des empreintes d’images, des morceaux de soi. On se découvre archéologue de sa propre émotion.

Et l’humour revient, comme une vague légère. On se moque de ce grand drame qu’on avait construit autour de la fin. On réalise que tout ça, au fond, n’est qu’une conversation prolongée entre un cerveau trop habité et un clavier fatigué. On rit de ses angoisses, de ses plans métaphysiques, de ses « structures en quatre mouvements » censées garantir la perfection. Mais le livre, facétieux, n’a jamais lu ces théories. Il se moque bien qu’on ait un plan pour la suite : il sait que l’auteur lui appartient encore un peu.

La sagesse, au bout du compte, consiste à garder le rire et le doute ensemble. L’un empêche de devenir pompeux ; l’autre empêche de s’endormir. Les grands tragiques le savaient déjà : tout finit en comédie, pourvu qu’on sache attendre. Et dans ce théâtre minuscule de l’écriture, l’auteur joue tous les rôles : le roi, le bouffon, le chœur antique et le preneur de notes.

Quand vient le moment du dernier mot, c’est presque tendre. On hésite à taper le point final. On allonge la phrase, on triche avec la syntaxe, on invente une respiration supplémentaire, juste pour rester encore un peu. On sait pourtant que c’est là que tout se joue : dans ce renoncement. On salue les personnages, on referme le monde, et on savoure le silence. Ce silence n’est pas triste. Il est plein du bruit discret de tout ce qui a existé avant.

Et puis, le lendemain, comme toujours, quelque chose recommence. Un mot s’invite, un geste d’idée. Rien de spectaculaire : juste une intuition qui trotte. On prend un carnet, « pour ne pas oublier ». On fait semblant d’être détaché, mais on sait bien ce que ce geste signifie : l’aventure, tranquillement, prépare déjà sa relève.

L’auteur le pressent, mais n’en parle pas. Il joue à l’écrivain satisfait, celui qui contemple son œuvre en silence, tandis qu’au fond, il brûle déjà de repartir. Les mondes imaginaires ont cette cruauté tendre : ils ne cessent jamais vraiment de nous réclamer.

Et la page blanche ? Elle est toujours là, fidèle amie et ennemie, juge et amante, prête à réapparaître dès qu’on pense l’avoir vaincue. Elle ne se lasse jamais : elle sait que tôt ou tard, l’appel reviendra. Sa blancheur n’est pas vide ; c’est un sourire. Elle attend qu’on recommence le manège.

Alors on s’installe encore une fois. On redresse la tasse, on ouvre le document, on prend une respiration trop sérieuse pour une tâche aussi incertaine. Et on sourit. Parce que la peur, les doutes, les fins, les débuts, tout cela n’aura servi qu’à rappeler la seule vérité du métier : on écrit pour apprendre à continuer.

Et, juste avant que le curseur clignote sur une nouvelle page, on se dit que tout ça, au fond, n’était pas seulement une saga, ni un livre : c’était une manière d’habiter le temps, de retarder le silence, d’inventer une forme de vie.

Et ça, même la page blanche ne pourra pas l’effacer.

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