Réflexions impertinentes… et tendresse ordinaire

Samedi 15 novembre 2025

Si j’écrivais pour tout le monde, sans exception, je serais sans doute couronné d’un Prix Nobel, auréolé de la gloire des grands esprits universels. Les Suédois m’enverraient leurs félicitations et un chèques à huit chiffres. Si, d’aventure, mon écriture ne touchait que les Français, alors le Goncourt serait mien : déjeuners d’huîtres chez Drouant, interviews compassées et marathons de signatures dans des salons feutrés.

Mais le réel est d’une autre trempe : je ne suis qu’un petit rien, un « escrivaillon » de derrière les fagots, presqu’au bas de la pile, une microgoutte dans l’océan des écrivains… Et entre nous, cet océan déborde — c’est un tsunami de romans, poèmes, billets savants, autofictions et autres confessions existentielles. On s’y perd, on s’y engloutit, et le courant emporte vite tous les rêves.

Ma plume, pourtant vaillante, ne bouscule ni les jurys ni le marché. Elle trace très modestement le sillon d’un jardin secret qui ne passera jamais chez Trapenard. Les agents littéraires me fuient, le lecteur ne connaît ni ma couverture, ni mon ISBN, et même sur Google, mon nom ne suscite qu’un bâillement étiré. Mais dans cette résignation existe, parfois, un soupçon d’insolence : si tout le monde écrivait pour rafler les titres, qui resterait pour prêter une véritable voix à ceux que l’histoire laisse sur le bas-côté ? À qui iraient les mots du quotidien, les maladresses sublimes et les petites victoires anonymes ?

Être une goutte d’eau, tout bien pesé, n’est pas si mal. La goutte d’eau est à l’origine de la vie sur terre. Écrire n’est ni un tremplin de fêtes ni une cérémonie arrosée de champagne. C’est souvent la patience d’écouter le ressac, de chercher les perles dans la vase des mots, de ramer sur une mer d’indifférence pour, parfois, toucher l’intimité d’un cœur. Car dans le cœur de mes enfants, je suis, à échelle réduite, un auteur majeur : spécialiste des histoires à dormir debout, rédacteur en chef des mercredis pluvieux, créateur fou des mondes et des dragons du Périgord.

Si la postérité m’oublie, l’instant demeure. Les Nobel et Goncourt envoutent à la rigueur une génération, puis sombrent dans l’oubli, alors que la tendresse inventée dans le cercle des intimes traverse les saisons, traverse les vies. Au fond, tout écrivain sérieusement immodeste court le risque de ne jamais être lu — ou pire : d’être oublié immédiatement, remplacé sans cérémonie dans les rayons des supermarchés par un autre petit rien assoiffé de reconnaissance.

Critique ? Oui, car dans la grande lessive de la littérature, nous nous y sommes tous frottés, rincés, essorés, séchés à l’air du temps, avant d’être pliés dans un coin de bibliothèque, oubliés ou (chance !) retrouvés par des mains aimantes. Le prestige, l’épreuve des prix, la course aux projecteurs, ce n’est qu’illusion. L’essentiel vibre ailleurs : dans le rire, dans la larme infime, dans la complicité partagée entre créateur et son lecteur, même si ce lecteur n’est qu’unique ou n’est que son propre enfant.

Voilà mon océan. Et si je coule, que ce soit en éclaboussant le bonheur de ceux qui me tiennent à flot.

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