Entre la vie et les mots

Je ne sais plus très bien comment j’en suis arrivé là, entre plusieurs vies qui se croisent sans jamais vraiment s’accorder. Le jour, je dirige un établissement où la fatigue et la tendresse se côtoient, où la mort se mêle à la routine. Les chiffres, les dossiers, les règlements s’empilent comme des pierres dans un mur qu’il faut sans cesse consolider. Et moi, j’avance à l’intérieur, vigilant, un peu courbé, essayant de maintenir debout tout ce qui menace de s’effondrer.

Le soir pourtant, quand la lumière se retire des couloirs et que le silence recommence à respirer, quelque chose se décale. Le réel desserre son étreinte, et je sens renaître, sous les papiers et les obligations, cette voix ancienne qu’on n’entend qu’en soi-même. Alors j’écris. Non pas pour me fuir, mais pour me rejoindre. Je cherche, à travers les mots, un peu de clarté — ce sentiment rare que la vie n’a pas tout à fait échoué, du moment qu’on parvient à la dire.

J’ai écrit mon premier roman ainsi, dans le secret le plus total. J’y ai mis mes nuits, ma lassitude, mes mains tremblantes. J’écrivais après le travail, en cachette, comme on range un souvenir précieux de peur qu’on le devine. Chaque phrase était une respiration volée à la journée. J’avançais lentement, seul, sans témoin, sans bruit. Quand le livre a été terminé, j’ai eu l’impression de revenir d’un long voyage fait sans passeport.

Je me souviens du moment où je l’ai dit à ma femme. Ce n’était pas prémédité. J’ai prononcé la phrase comme on lâche une évidence : « J’ai écrit un livre. » Elle m’a d’abord regardé sans comprendre. Puis le silence s’est installé, un silence lourd, rond, presque matériel. Elle a ouvert de grands yeux, et je crois que c’est la première fois que je l’ai vue sans réponse. Elle a eu ce geste d’incrédulité un peu tendre des gens qu’on déroute définitivement. Mes sœurs, plus tard, ont ri : elles ne comprenaient pas comment cela avait pu se produire. Je n’avais rien laissé deviner, pas un mot, pas une trace. J’étais devenu, pour un temps, un homme double — ou peut-être simplement entier.

Depuis, je vis au bord de cette ligne fragile où les réalités s’enchevêtrent : celle du directeur, celle du mari, celle de l’écrivain. Il n’y a pas de hiérarchie entre elles ; elles s’épuisent et se nourrissent à la fois. La fatigue du premier nourrit la lucidité du second ; l’amour du second garde vivant le premier ; et l’écriture, entre les deux, sert de refuge et de passerelle. Tout tient dans ce fragile équilibre où rien n’est jamais stable, ni tout à fait absurde non plus.

Je ne cherche plus à trier mes vies, ni à comprendre où finit l’une, où commence l’autre. J’ai cessé de me battre contre l’idée du désordre. Le matin, je remplis mes tableaux, je gère les urgences. L’après-midi, je règle les détails d’une organisation qui tremble toujours au bord de la panne. Et parfois, au milieu d’une réunion, une phrase me traverse, comme une étoile filante : un mot, une image, le départ d’un chapitre. Alors j’attends que le soir revienne.

Là, dans la maison endormie, je rallume la lumière. Le monde s’éloigne, mais ne disparaît pas : il reste présent, en retrait, comme une mer calme. J’écris quelques heures encore. Et quand j’éteint l’ordinateur, je sais que tout cela — la fatigue, le bruit, la solitude, le travail, les mots — compose un seul et même mouvement. C’est cette continuité-là qui me tient.

Je ne crois pas qu’on écrive pour être lu. On écrit pour traverser le silence. Ce roman né dans l’ombre m’a appris cela : vivre, c’est sans doute trouver un chemin entre l’ordre des jours et la démesure du rêve. Alors j’avance, fidèle à mes trois vies, non pour les concilier, mais pour les habiter. Et dans ce désarroi tranquille, je me découvre encore — vivant, malgré tout, au cœur du vacarme et du calme mêlés du monde.

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