Gloire à la procrastination !

Lundi 10 novembre 2025

Ah, procrastination bien-aimée, grande stratège des délais éternellement repoussé, il est temps – enfin, façon de parler – de te rendre un nouvel hommage. Tu es l’art de faire tout… sauf ce qui est important, la science exacte de transformer une tâche simple en épopée en trois actes, avec rebondissements, suspense, et surtout, une absence totale de fin programmée.

Car tout commence toujours par une bonne intention. On ouvre le document, le carnet, le dossier. On se dit « aujourd’hui, je m’y mets sérieusement ». Et c’est précisément à ce moment que tu apparais, douce procrastination, avec un argument imparable : « Avant de commencer, vérifions juste deux ou trois petites choses. » Deux ou trois petites choses qui, mystérieusement, incluent la météo de la semaine, l’historique complet des croisades, et la biographie exhaustive d’un auteur dont on n’a jamais rien lu.

Tu es la reine des « préparatifs indispensables ». Avant de travailler, il faut ranger le bureau, recalibrer la chaise, trier les stylos, nettoyer le clavier, classer les fichiers en dossiers parfaitement organisés intitulés « À trier plus tard ». Toute ressemblance avec une activité productive n’est qu’un accident visuel. Plus l’environnement est impeccablement rangé, plus le travail réel peut attendre, soigneusement mis de côté, comme un invité gênant qu’on laisse sur le pas de la porte.

Ton génie, c’est aussi l’illusion du temps infini. Le cerveau, sous ton influence, devient un grand illusionniste : « Tu as largement le temps. » Ce qui, traduit en langage réel, signifie : « Tu vas commencer trop tard, courir partout, paniquer, puis jurer que plus jamais tu ne referas ça. Jusqu’à la prochaine fois. » Tu transformes chaque échéance en ligne floue, mouvante, élastique, qui recule gentiment dès qu’on s’en approche avec un soupçon de sérieux.

Tu sais flatter l’esprit créatif. Combien d’œuvres n’ont pas vu le jour parce qu’elles ont été remplacées par un soudain besoin vital de réorganiser la bibliothèque par couleur, par taille, puis par humeur supposée des auteurs ? Tu offres une infinité de projets secondaires pour protéger l’âme du risque suprême : finir quelque chose. Finir, c’est affronter le jugement, la critique, l’imperfection. Toi, tu proposes le refuge doré de l’inachevé, cet entre-deux confortable où tout est encore possible, parce que rien n’est concrètement réalisé.

Tu excelles aussi dans l’art du faux alibi. Sous couvert de « réflexion », tu encourages les longues dérives mentales, ces moments où l’on contemple le plafond en se disant que, peut-être, le génie naîtra de cette immobilité studieuse. Le temps passe, les heures glissent, et l’on sort de cette transe contemplative avec une révélation fracassante : il est trop tard pour commencer aujourd’hui, mais demain sera parfait. Demain, comme chacun sait, est le pays où résident tous les miracles, tous les régimes, tous les grands romans et tous les changements de vie.

Pourtant, il serait injuste de ne voir en toi qu’une ennemie. Tu es aussi une redoutable révélatrice de vérités. Là où tu t’installes durablement, on découvre souvent une peur cachée : peur d’échouer, peur de réussir, peur d’être jugé, peur de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences. Tu n’es pas seulement une fuite en avant, tu es un miroir moqueur. Tu chuchotes : « Si tu n’essaies pas, tu ne pourras jamais constater que tu n’es pas parfait. » C’est cruel, mais terriblement efficace.

Il existe une forme de procrastination noble, presque héroïque : celle qui consiste à remettre au lendemain ce que l’on déteste faire, pour se jeter à corps perdu dans ce que l’on aime. Hélas, tu préfères souvent l’inverse. Tu pousses à faire le moins urgent, le moins crucial, le plus inutile, avec un zèle admirable. Qui n’a jamais vécu cette journée pleine de « micro-tâches » brillamment réalisées, à l’exception de la seule qui comptait vraiment ? Le soir venu, satisfait et coupable à la fois, on peut inscrire sur la liste : « Aujourd’hui, j’ai tout fait… sauf l’essentiel. »

Et il y a ce moment culte, ton chef-d’œuvre : la veille de l’échéance. Tout à coup, tu changes de visage. Toi, la douce somnolente, tu deviens une sorte de coach militaire hystérique. L’adrénaline explose, les doigts volent sur le clavier, le cerveau carbure à l’urgence. En quelques heures, on produit ce qui aurait pu être fait calmement en plusieurs jours. Tu laisses derrière toi un mélange de soulagement et d’épuisement, et la même promesse rituelle : « La prochaine fois, je m’y prendrai tôt. » Tu souris, parce que tu sais très bien que non.

Mais malgré tout, tu as un charme étrange. Sans toi, le monde serait peut-être plus efficace, mais aussi plus terne. Les cafés n’auraient pas autant de clientèle en milieu d’après-midi, les listes de choses à faire seraient moins foisonnantes, et il manquerait à l’humanité ces récits savoureux de projets commencés dix fois, abandonnés neuf fois et demi, repris à la dernière minute. Tu forces chacun à négocier avec le temps, à découvrir ses limites, à questionner ce qui compte vraiment. Tu es une adversaire familière, agaçante, mais profondément humaine.

Alors, procrastination, faut-il te bannir ou t’apprivoiser ? Peut-être es-tu comme ces vieilles connaissances un peu envahissantes qu’il faut savoir garder à distance raisonnable. Accepter ta présence, mais ne pas te laisser tenir le calendrier. T’accorder quelques détours, quelques pauses, quelques lâcher-prises, sans t’abandonner le gouvernail. Apprendre à rire de toi, à se rire de soi, tout en avançant malgré tout, un paragraphe après l’autre, une décision après l’autre.

À toi, donc, compagne ambiguë des nuits blanches et des lendemains fébriles, grande chorégraphe des tâches reportées et des inspirations tardives. Que ton règne continue – mais de préférence, un peu moins longtemps sur nos journées. Et, bien sûr, le prochain texte en ton honneur sera écrit plus tôt, plus organisé, plus raisonnable. On commencera dès demain. Enfin… probablement.

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