« Sarkozy, ou la déchéance du verbe »
Il aura donc suffi de quinze jours. Quinze misérables journées pour pondre un “livre” — ce mot profané par l’usage, vidé de sa substance, prostitué à la publicité. Quinze jours pour recracher en boucle les refrains d’un ego carbonisé et les traiter comme des vérités révélées. Quinze jours pour rappeler, s’il en était besoin, que le mensonge, quand il rapporte, fait très bon ménage avec l’édition française.
Car tout s’est déroulé comme prévu : l’ancien président déchu, condamné pour corruption, se rêve auteur inspiré. Son manuscrit — rédigé entre deux cafés expresso et trois interviews — atterrit chez Éditions de l’Observatoire, vitrine polie du groupe Editis, propriété de Vincent Bolloré, industriel de la dévotion financière et du contrôle idéologique. Le même Bolloré qui règne sur CNews, Europe 1, Paris Match et désormais Le Journal du Dimanche, ce JDD réduit à une feuille de mission pour amis du pouvoir moraliste et droitier. Et voici Sarkozy, accueilli comme un fils prodigue de l’empire, invité sur tous les plateaux, caressé par les talk-shows, servi chaud à la France béate. Le tour est joué.
Ce n’est plus du journalisme, c’est du marketing sacré. Pascal Praud, Ruth Elkrief, Laurence Ferrari, les éditorialistes en uniforme défilent à la louange, avec cette indulgence visqueuse qui tient lieu de questionnement. Pas un mot sur les condamnations. Pas un mot sur la honte. Tout se passe comme si l’homme, par miracle de l’imprimerie, avait lavé ses fautes dans l’encre. On feint la mémoire courte, on distribue les indulgences médiatiques à la pelle, et les caméras applaudissent. Sarkozy redevient fréquentable, puisque Sarkozy vend.
Et c’est cela, l’équation nouvelle : la vente comme absolution. Les bourgeois du verbe, tapis dans les bureaux climatisés de Boulogne-Billancourt, ont décidé qu’un condamné pouvait redevenir prophète pourvu qu’il apporte sa part de buzz. Les plateaux de BFMTV se repaissent des chiffres de vente ; les “éditorialistes politiques” se découvrent une âme de critiques littéraires ; on compare le “livre” à de Gaulle, à Malraux même, dans un délire collectif d’amnésie.
Le rabaissement est total, méthodiquement organisé, scientifiquement orchestré par un système où tout s’achète, même la honte.
Et l’éditeur ? Ce bon apôtre de la libre parole, vendeur textile des idées extrêmes, se frotte les mains. Il a compris la mécanique : sortir un “livre” d’un condamné, c’est garantir deux semaines de matraquage promotionnel sur les chaînes du groupe. Le scandale remplace la littérature, la polémique fait office de style. Les attachés de presse n’ont plus besoin d’argumentaire : le nom suffit. Sarkozy, marque déposée. Le reliquat d’un quinquennat raté transformé en phénomène d’édition. C’est de l’or en barre, du populisme sous jaquette cartonnée. On vend la honte comme on vendrait une crème anti-rides : sous cellophane et avec le sourire.
Les librairies s’en frottent les mains ; les médias claironnent le “succès inattendu”. Et les écrivains, les vrais, assistent, stupéfaits, à la canonisation d’un homme qui a fait profession de mépriser la culture, de réduire les enseignants à des paresseux, de parler des “intellos” comme d’une nuisance, de confondre pensée et communication. Aujourd’hui, ce même homme monte au Panthéon de la bêtise en librairie, béni par Le Figaro Magazine et Valeurs Actuelles, jubilant à l’unisson.
Et le pire, c’est que tout le monde joue le jeu. TF1, fidèle au pouvoir, lui déroule le tapis rouge dans ses journaux du soir ; France 2 s’empresse de lui offrir une “émission événement” — parce que, voyez-vous, il “revient à la littérature”. Ce mot revient comme un alibi. La littérature ! Quelle farce ! Ils appellent “littérature” un texte fantôme dicté à la va-vite à quelque plume docile, rédigé pour redorer une image, pas pour dire quoi que ce soit au monde. Quinze jours. Quinze pauvres jours contre quinze siècles d’exigence. Quinze jours pour profaner Flaubert, Camus, Aragon, Mauriac, Giono, et tous ceux qui furent écrivains avant d’être visibles.
On parle de son livre sur les ondes de RTL, sur France Inter, dans les pages culture du Monde — les mêmes qui, par prudence ou lassitude, évitent de rappeler qu’un homme condamné à un an de prison ferme devrait avoir autre chose à faire que signer en librairie. Les mots “corruption”, “trafic d’influence” et “financement illégal” disparaissent derrière le brouillard complaisant du mot “auteur”.
Et quand un journaliste ose timidement parler de justice, il est aussitôt coupé : “Nous parlons ici de littérature.” Littérature ! Ce concept qu’ils massacrent avec la légèreté des bourreaux joyeux.
Le cynisme n’est plus un accident, c’est une doctrine. Le Bolloréland médiatique a compris comment fabriquer l’émotion d’un public fatigué : du bruit, de l’indignation, des apparences de controverse. Pas un mot de fond, pas une idée, pas une phrase de vérité. Aucun média n’ose dire ce que tout le monde sait : que ce livre-là n’est pas écrit, il est produit. Produit par le même système qui produit des émissions, des clips, des indignations de commande. Une marchandise de repentance calibrée pour les ondes.
Mais il faut leur reconnaître un talent : ils connaissent la mise en scène nos petites chemises brunes. À CNews, Pascal Praud s’émeut devant le “retour du grand homme”. Laurence Ferrari parle de “témoignage puissant”. Le Figaro Magazine, prosterné, titre sur “le phénix de la droite”. Même BFMTV relaye les chiffres de vente comme s’il s’agissait d’un exploit littéraire. C’est la France du téléprompteur : on vante le style sans l’avoir lu, on célèbre la plume sans y voir l’ombre d’une phrase. Car ce n’est pas de littérature qu’il s’agit, mais de marketing : le livre n’est qu’un alibi pour la réapparition d’un nom qu’on croyait banni des vitrines.
Et les Français, les braves Français, se ruent dessus. Par fatigue, par curiosité, par besoin de spectacle. Le mal est profond : la honte amuse.
Parce que voilà le vrai scandale : ce n’est pas seulement l’homme, c’est tout le système autour. Quand un pays se glorifie des ventes d’un condamné, c’est qu’il a cessé d’avoir honte. Quand un groupe industriel transforme la culture en machine politique, c’est qu’il ne reste rien du verbe. Bolloré, empereur silencieux de ce rachat moral, a annexé les médias comme on colonise des territoires : l’information, la musique, le livre, tout ce qui touche à la parole doit servir le discours. Et c’est ainsi que Sarkozy redevient héros : non pas parce qu’il écrit, mais parce qu’il rentre dans le plan.
Les maisons d’édition indépendantes crèvent ; Gallimard, Le Seuil, Actes Sud sont reléguées à la protection du “patrimoine littéraire”. Les grands groupes absorbent tout. La pensée devient actionnariat. L’auteur devient influenceur. Le livre devient produit dérivé. La culture française, cette cathédrale du langage, s’effondre pierre par pierre, pendant que les attachés de presse de CNews, dans leurs tailleurs impeccables, vendent la honte comme de la morale.
Et pendant ce temps, dans les coulisses, les vrais écrivains, sans carnet d’adresse, sans réseau, travaillent. Ils passent leurs nuits à écrire, à relire, à supprimer, à chercher dans le chaos une phrase qui tienne debout. Ils ne vendent pas. Ils ne passent pas sur les plateaux. Ils n’ont pas Bolloré derrière eux. Ils écrivent avec leurs tripes, pas avec leurs parts de marché. Leur silence pèse mille fois plus que tous les hurlements télévisés de ce “Sarkozy auteur”.
Mais ce silence n’intéresse pas le système, car il ne fait pas de bruit. L’époque adore le vacarme, pas la vérité. Elle a inventé un modèle parfait : un condamné, une maison d’extrême droite, quelques chroniqueurs serviles, une polémique recycleuse — et hop, un “succès éditorial”. On l’a vu venir ; on s’y est habitué. Et nous applaudissons docilement à nos renoncements.
Les plus cyniques diront : “Mais enfin, ça fait lire !” Comme si lire un mensonge rachetait tout. Comme si la lecture, même souillée, devait encore excuser l’infamie. Lire Sarkozy n’est pas lire ; c’est consommer du pouvoir recyclé. C’est avaler sans mâcher des mots creux déguisés en rédemption. C’est se convaincre que tout se vaut, qu’un roman et une plaidoirie narcissique, c’est la même chose. Ce relativisme-là, voilà la vraie mort du livre.
Non, tout ne se vaut pas.
Un écrivain et un politicien qui signe son autoportrait ne font pas le même métier. Un écrivain saigne pour dire le vrai. Un politicien écrit pour se sauver. Et quand le premier meurt dans l’indifférence pendant que le second caracole en tête des ventes, c’est que le pays tout entier a perdu sa boussole morale.
Alors qu’ils continuent leurs mascarades sur les plateaux : Praud, Ferrari, Patrick Cohen ou Nathalie Saint-Cricq, ces prêtres médiatiques du consensus mou. Qu’ils continuent à feindre la curiosité culturelle quand il s’agit simplement de servir la soupe au plus offrant. Qu’ils se repassent l’invité Sarkozy comme on se passe une publicité — un peu d’indignation, beaucoup de connivence, et un plan serré sur les chiffres de vente. Pendant ce temps, le verbe crève, et la France avec lui.
Oui, ce livre est un symptôme. Le symptôme d’une société où la honte ne tue plus, où le cynisme paie. Le symptôme d’un empire médiatique qui confond “écrit” et “vendeur”, “pensée” et “buzz”. Le symptôme d’une époque où tout s’achète, sauf le respect du travail et du talent.
Et nous, dans ce désastre, que reste-t-il à faire ? Écrire, encore, toujours. Graver contre le bruit, résister par la langue. Refuser cette culture des vitrines qui maquille la faillite morale en victoire commerciale. Refuser de croire qu’un livre est un chiffre. Et rappeler que la littérature, la vraie, ne se fait pas en quinze jours — mais en une vie tout entière de doute, de rage, d’amour du mot juste.
